L'informatique et la rationalité du droit

AutorePierre Catala
CaricaProfesseur à l'Université de Droit
Pagine15-39

Pierre Catala est professeur à l'Université de Droit, d'Economie et des Sciences sociales de Paris et directeur de l'Institut de Recherche et d'Etudes pour le Traitement de l'Information Juridique (Montpellier).

    [N.d.r.] L'articolo è apparso originariamente nella rivista «Archives de philosophie du droit», tomo 23 (1978), pp. 297-321, diretta da Michel Villey. Si ringrazia l'autore e la direzione della rivista per averne concesso la ripubblicazione.


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  1. - Pour être conforme à son objet, une réflexion sur «l'informatique et la rationalité du droit» doit intégrer les trois termes de son énoncé. Or Fauteur de cette réflexion, s'il est juriste de métier et informaticien de fortune, ne possède aucun titre à philosopher sur la raison. Il lui paraît donc nécessaire, avant tout autre propos, d'adopter une définition de la rationalité; la définition, par la force même du mot, rassure celui qui s'aventure hors de ses frontières habituelles. Celle de la rationalité, puisée aux sources de l'étymologie, la définit au sens le plus général, comme Y état de ce qui est conforme à la raison, qui se fonde sur le raisonnement. Ainsi fondée, la connaissance rationnelle s'oppose à la connaissance expérimentale à base d'empirisme.

    L'étymologie encore suggère que la rationalité entretient des rapports étroits avec la logique, si l'on entend celleci comme une manière de raisonner plutôt que comme une science propre. À travers ce rapprochement se dessine une antonymie élargie entre le rationnel, d'une part, qui évoque le cohérent, l'objectif, le systématique, et l'irrationnel, d'autre part, associé au contradictoire, au subjectif et à l'aléatoire. Dans le domaine du droit, on pressent plus ou moins que cette antonymie pourrait recouvrir, au moins en partie, la dialectique de la règle et de l'équité (celle du législateur et du juge?), le dialogue d'Antigone et de Créon, voire l'antique alternative de la science et de Fart.

  2. - L'informatique, elle, aussi envahissante qu'elle soit, reste essentiellement une branche du raisonnement mathématique. A ce titre, elle n'est pas en soi une science, mais un langage technique offert aux sciences pour leur proposer de nouveaux modes d'expression et d'action, Cette vocation détermine un certain nombre d'intersections entre l'informatique et les disci-Page 16plines auxquelles elle est appliquée, en tant que machine à traiter des données quelconques, qu'il s'agisse du Droit, de l'Histoire, de la Médecine, de l'Archéologie, etc. Au point où se produit l'intersection entre l'outil informatique et la matière qui lui est livrée, on peut confronter deux logiques: celle de Fordinateur et celle des données déduites de la discipline informatisée.

    Sans doute, les purs logiciens inclinentils à considérer comme pauvre la logique des ordinateurs, qui, enclose dans le système de Boole, ne bénéficie pas des développements de la recherche moderne. Peu importe; même si sa logique est pauvre, personne ne niera que l'informatique déroule ses algorithmes sur un mode totalement rationnel. L'humour en porte témoignage: il suffit- de pousser à l'absurde quelques conséquences de cette impitoyable rationalité pour moquer l'ordinateur par quelques plaisanteries devenues classiques.

  3. - On peut donc sans risque formuler l'hypothèse selon laquelle l'application de l'informatique à des données juridiques convenablement organisées doit permettre de «tester» la rationalité du Droit. Plus précisément, la difficulté de mettre en oeuvre l'informatique juridique devrait montrer soit que le Droit repose sur une rationalité spécifique, non immédiatement compatible avec celle de l'ordinateur, soit qu'il existe des failles dans la rationalité juridique. Par sa structure, l'ordinateur est voué à. opérer comme un révélateur de logique.

    Il se pourrait aussi que les solutions dégagées pour vaincre les difficultés apparues dans f application de f informatique au Droit aient une répercussion sur la matière juridique ellemême. Si elle s'exerçait, cette influence irait sans doute dans le sens d'une plus- grande rationalité. Mais elle supposerait que Fordinateur rende aux «usagers du droit» des services majeurs, dont l'importance justifierait que les règles juridiques soient conçues et formulées en vue de leur automatisation. Nous n'en sommes pas là,

    La première hypothèse est chargée de tant de vraisemblance qu'on peut la tenir, dès maintenant, pour avérée. La seconde, au contraire, n'est encore qu'un jeu de la pensée, dont il n'est pas actuellement démontrable que la réalisation généralisée soit financièrement et socialement supportable. C'est pourquoi, dans les pages qui suivent, Fordinateur apparaîtra plutôt comme un détecteur de mensonges que comme le vecteur d'une rationalité trop rigide peutêtre pour convenir à la logique du vivant.

  4. - Dans le domaine des sciences sociales, auxquelles on a coutume, aujourd'hui, de rattacher le Droit, il existe un terrain d'application privilégié de l'informatique. Aux spécialistes de ces disciplines, submergés par l'information, Fordinateur apparaît d'abord comme un incomparable appareil documentaire. Lui seul sait engranger une quantité astronomique de données et retrouver, ensuite, F aiguille dans la meule de foin à la vitesse de laPage 17 lumière. Lorsque les données sont, comme en Droit, exprimées par des mots plus que par des chiffres, le traitement automatique va mettre à l'épreuve la rigueur scientifique du langage. Ainsi l'informatique documentaire, la première apparue en Droit, va-t-elle mettre en évidence le taux de rationalité qui caractérise l'expression juridique (I),

    Il pourrait être fréquent, en sciences sociales, que l'informatique borne là son emprise, c'est-à-dire que son unique intersection avec la matière considérée se produise au plan de la forme, entendue largement comme tout ce qui concerne les structures, les catégories et la dénomination des concepts. Mais il est clair que, pour les juristes, le théâtre d'observation sera plus riche: ici l'informatique débordera sa' fonction documentaire, car elle entretient avec le Droit des rapports plus nombreux et diversifiés qu'elle ne fait avec d'autres disciplines.

    Ensemble de règles et de procédures, le Droit a pour fonction essentielle de guider des décisions. Or, la marche du raisonnement et des procédures qui conduisent à ces décisions s'opère suivant des mécanismes dont le logicien aspire à disséquer l'enchaînement. Cet enchaînement est - en principe - commandé par les textes et non pas livré aux caprices du hasard ou des opinions subjectives. Si la règle qui gouverne la démarche analysée met en oeuvre des concepts entièrement définis et objectifs, le processus est, a priori, automatisable: la possibilité d'obtenir une décision par automate est, à l'évidence, un indicateur de logique. Si, d'un autre point de vue, un certain type de décisions se fonde sur des paramètres uniformes et exactement dénombrés, l'étude rétrospective de ces paramètres mesurera la cohérence globale de la famille de décisions analysées. On voit ainsi que des traitements appropriés, s'apparentant plutôt, cette fois, à l'informatique de gestion ou à la statistique, peuvent éclairer le degré de rationalité qui préside à la décision juridique (II).

    @I. Informatique et rationalité de l'expression juridique

  5. - A nouveau, il paraît utile de commencer par une définition. À quoi reconnaîton la rationalité d'un mode d'expression, d'un langage quelconque? Sans doute au fait que tout énoncé n'y possède qu'une signification et qu'il n'y a qu'un énoncé possible pour signifier une chose. En termes plus linguistiques, on parlera d'une assimilation des signifiants aux signifiés par la double élimination des synonymes (un seul mot pour une chose) et des polysèmes (une seule chose pour un mot).

    Cette identification absolue des mots et des choses ne se rencontre que dans la terminologie spécialisée des sciences exactes ou des techniques (ex: le langage symbolique de la chimie). Elle ne caractérise évidemment pas les sciences sociales lorsque cellesci empruntent leur mode d'expression au langage naturel, ni même - sauf exception - quand elles usent d'un voca-Page 18bulaire propre. Toutes ces branches du savoir connaissent un art du bien dire, un bonheur de l'expression ignoré des sciences pures, qui s'explique par la possibilité de choisir des mots voisins dans l'éventail d'un langage voué à la nuance plus qu'à la précision. Un jour peutêtre, l'informatique aidant, les linguistes proposerontils une classification des sciences établie par ordre décroissant de rigueur logique, en fonction du taux de synonymie et de polysémie décelé dans leur langage spécifique.

    Mais, objectera-t-on, l'irrationalité du verbe reflète-t-elle celle de la matière, ou trahit-elle, au contraire, sa rationalité? Le flou du discours estil imputable aux ambiguïtés du langage ou à l'imprécision des concepts? L'ordinateur n'est pas là pour le dire, mais pour aider le juriste à y voir plus clair. De l'informatique documentaire, on peut attendre, en l'espèce, deux choses: qu'elle découvre, d'abord, les failles logiques de l'expression; qu'elle oblige, ensuite, à leur porter remède,

    @@A. Le diagnostic

  6. - Les données juridiques, non numériques pour la plupart, sont exprimée par des mots. La mémoire du système est constituée des ces mots, pris comme descriptifs des documents enregistrés. Toujours à l'aide des mots, pris cette fois comme clés de l'investigation, le programme de recherche a pour fonction d'explorer le corpus pour en extraire les documents adéquats à la question posée. C'est ici qu'apparaît la faillibilité du langage. Si un mot désigne deux ou plusieurs choses, son usage appellera des documents parasites: la polysémie et l'homographie sont sources de «bruit». Si une même chose peut, à l'inverse, être signifiée par deux ou plusiers mots, l'usage du premier n'appellera pas les documents, pourtant pertinents, qui sont recensés à l'aide du second: la synonymie et l'analogie...

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