La pauvreté au miroir du Droit

AutoreAlain Supiot
Pagine307-315
La pauvreté au miroir du Droit
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Destinées à rendre hommage à l’ami et à l’incomparable comparatiste qu’est
Bruno Veneziani, ces quelques pages sont aussi une manière de prolonger la
réexion qu’il a récemment livrée sur le principe de dignité1. La dignité ne peut
ni ne doit être considérée comme un droit ou un principe fondamental, comme
la liberté, l’égalité ou la solidarité, car elle est le principe fondateur de tout
ordre juridique civilisé2. D’abord utilisé pour la fonction royale, le concept de
dignité a commencé de se «démocratiser» chez les premiers humanistes de la
Renaissance, pour qui chaque homme, être mortel, incarne la dignité immortelle
de l’humanitas3. Cette démocratisation emportait avec elle l’idée que tout
homme, fut-il le plus humble et le plus faible, est titulaire, en tant que membre
du genre humain, d’une « haute charge » qui l’oblige et qui oblige les autres. « Il
nous appartient, écrit Pic de la Mirandole dans son Oratio de hominis Dignitate,
puisque notre condition native nous permet d’être ce que nous voulons, de veiller
par dessus tout à ce qu’on ne nous accuse pas d’avoir ignoré notre haute charge,
pour devenir semblables aux bêtes de somme et aux animaux privés de raison »4.
L’homme n’est pas une bête de somme et ne doit jamais être traité ni se laisser
traiter comme tel. La dignité n’est donc pas réductible à un droit individuel, dont
chacun pourrait à son gré user ou ne pas user. Comme la charge royale, elle est à
la fois source de droits et de devoirs pour celui qui en est investi.
C’est à Kant que l’on doit l’une de ses dénitions les plus justement
fameuses: « Dans le règne des ns tout a un PRIX ou une DIGNITÉ. Ce qui
a un prix peut tout aussi bien être remplacé par quelque chose d’autre à titre
d’équivalent. Au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite
n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité»5. Si la dignité occupe une
place fondamentale dans la philosophie de Kant, c’est qu’elle lui permet de placer
la libération de l’individu, inhérente aux Lumières, sous l’égide d’une loi qui
transcende ses calculs d’intérêts. Dans un ouvrage récent, Dany-Robert Dufour
a montré de façon très convaincante que, privé de cet impératif,, catégorique, le
libéralisme économique ou sociétal nous entrainait nécessairement sur une pente
sadienne, où autrui n’existe que comme ressource exploitable6.
C’est sur cette pente que se laisse aujourd’hui entrainer la Cour de justice de
l’Union européenne, lorsqu’elle afrme que « le respect de la dignité humaine»
fait partie des «droits fondamentaux» dont l’exercice «doit être concilié avec
les exigences relatives aux droits [économiques] protégés par le traité [de l’UE]
et conforme au principe de proportionnalité»7. Traiter ainsi sur le même plan

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